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Trafiquer l’écriture: fictions frauduleuses et supercheries auctoriales - Postures n°27

Appel de texte

Lorsque Romain Gary se suicide en 1980, il laisse derrière lui une petite plaquette intitulée Vie et mort d’Émile Ajar. À l’intérieur, l’écrivain révèle ce qu’avaient déjà soupçonné quelques exégètes assidus de son œuvre : Émile Ajar est un nom d’emprunt et l’individu auquel il renvoie est fictif. Mais est-ce à dire qu’il n’existe pas? Il est en effet difficile de nier que les textes de ce récipiendaire du Goncourt possèdent leur voix propre, témoignent d’une poétique singulière, exigent enfin du lecteur une interprétation et une appréciation qui dépassent le simple goût de la supercherie.

Si la saga du cas Ajar marque l’histoire littéraire, il faut rappeler qu’elle a eu des prédécesseurs tout comme elle a produit des émules. Dans cet exemple d’imposture auctoriale où l’auteur se fait passer pour un autre, lequel devient alors le véritable signataire de l’œuvre, on pressent déjà des tentatives comme celles du bien nommé collectif AJAR (Vivre près des tilleuls, 2016) ou de Jean-Benoît Puech (Louis-René des Forêts), de même que la marque laissée par les hétéronymes pessoens ou les pseudonymes de Kierkegaard. En dehors de ces cas pour le moins éclatants, il existe aussi les exemples plus simples fournis par la foule des auteurs employant un prête-nom, que ce soit pour favoriser leur mobilité générique (et écrire des romans de gares en toute paix d’esprit) ou pour avoir simplement la possibilité de tenir une plume (comme ce fut longtemps le cas pour plusieurs femmes écrivaines). Et que dire des récits signés Marie Auger (Le ventre en tête, 1996) qui mettent de l'avant la question du corps et de la douleur au féminin mais derrière lesquels se cache un auteur, Mario G.
 
Aujourd’hui révélée comme le fruit d’une imposture, l’œuvre ajarienne n’est pas expliquée ni résolue par le dévoilement de son mécanisme, mais s’en trouve au contraire enrichie, voire paradoxalement opacifiée. C’est qu’elle permet, comme le font d’ordinaire les supercheries et les impostures littéraires, de mettre en lumière des processus toujours implicitement à l’œuvre au sein du texte littéraire (Jeandillou, 2001). Ainsi, elle les questionne, les remet en cause, les subvertit, souvent en s’offrant le luxe d’un formidable pied-de-nez à l’institution, à la sacralité du statut auctorial, à la critique, etc.
 
Les supercheries pseudonymiques questionnent le fondement même de l’auctorialité en ce qu’elles remettent en cause la paternité de l’œuvre littéraire. Mais elles ne sont pas les seules manifestations du goût pour la tromperie qui hante les coulisses de la littérature. On pense par exemple aux démarches comme celles de Borges et de son « Pierre Ménard » (Fictions, 1961) ou au fameux Cabinet d’amateur (1979) de Perec, dans lesquels la supercherie est une affaire de mise en forme, la fiction se dissimulant sous les apparences du discours critique pour mieux berner le lecteur et le mettre face à ses propres réflexes interprétatifs. Jouant de procédés similaires, Enrique Vila-Matas truffe ses textes de citations erronées et compte sur la suspicion de son lecteur, alors qu’Alphonse Allais (Un drame bien parisien, 1890), à l’inverse, mise sur sa crédulité pour mieux l’égarer. Du genre fantastique, qui fonde ses tensions narratives sur la remise en doute de la voix narrative, jusqu’au récit cadre typique du « manuscrit trouvé », les couloirs de la littérature sont parcourus par une foule d’imposteurs.
 
La supercherie peut alors être un ressort narratif, un enjeu thématique ou structurel, comme le revendique sans ambages plusieurs Oulipiens, chez qui elle est moins déceptive que ludique dès lors qu’elle exploite le plaisir de se savoir mené en bateau. Le plaisir de lecture de textes fantastiques repose d'ailleurs sur ce même jeu (Bouvet, 2007). Mais le lecteur n’a, lui non plus, pas dit son dernier mot, puisqu’il peut à son tour être l’initiateur de la farce : ainsi de Pierre Bayard et de ses « critiques policières » irrévérencieusement innovatrices, par exemple.
 
Dans ce numéro, nous vous proposons donc de réfléchir à la manière dont la supercherie, l’imposture et la mystification ont partie liée avec la création littéraire et à la façon dont elles peuvent constituer un ressort essentiel de la fiction, d’une poétique, de l’auctorialité, ou encore d’une posture narrative.
 
Que veut dire écrire au nom d’un autre et, subséquemment, que veut dire écrire en son nom propre? De quelle manière se déclinent, dans l’histoire littéraire, les motifs de la tromperie et du simulacre? Comment concevoir ces textes et quel type de posture lectorale ou auctoriale appellent-ils? Quels rôles occupent ici ces figures qui sont peut-être plus près des personnages dont ils parlent que de l’auteur réel qui les crée tous deux? Que dire, dans cette optique, de l’écrivain fantôme (ghostwriter), du menteur, de l’imposteur ou du faussaire, du rapport problématique à la vérité que ces figures engendrent?
 
Plusieurs axes peuvent être explorés :
- Explorer le rôle de l’imposture lorsqu’elle est un mécanisme de l’œuvre, que le mensonge et sa révélation agissent comme des ressorts narratifs.
- Réfléchir aux implications de la supercherie lorsqu’elle est à l’origine d’une posture auctoriale.
- Aborder des textes où celle-ci constitue un thème important (par exemple, lorsqu’il y a représentation de personnages trompeurs, faussaires).
- S’interroger sur les mécanismes à l’œuvre lorsque la supercherie devient matière à débat au sein du milieu littéraire. Des exemples de polémique comme celle opposant Alain Sokal et les structuralistes posent après tout des questions différentes de celles suscitées par une pratique comme celle de Bayard, quant à elle revendiquée comme méthode de recherche légitime.
- Questionner les mécanismes du plagiat : qu’arrive-t-il encore quand la supercherie n’est pas vouée à un dévoilement ultérieur mais qu’elle est motivée par une réelle volonté de tromper? Peut-on en tirer des conclusions en termes de poétique? Comment penser le statut de ces auteurs ou des textes qu’ils s’approprient dans la sphère littéraire? Est-il possible de concevoir un plagiat éthique et comment envisager le rôle du copiste ou des textes anonymes dans cette optique? Comment faire la part entre plagiat et intertextualité? Que dire des procès menés pour plagiat?
- De manière générale, comment ces types de tentatives permettent de repenser le rapport à la fiction et à la/sa vérité?
 
Les textes proposés, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis en utilisant le formulaire conçu à cet effet, sous l'onglet «Protocole de rédaction» de notre page web, avant le 1er décembre 2017. La revue Postures offre un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée. Les auteurs et auteures des textes retenus – obligatoirement des étudiantes et des étudiants universitaires, tous cycles confondus – devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction, avant leur publication. 
 
 
Bibliographie
 
Bayard, Pierre. Qui a tué Roger Ackroyd? Paris : Éditions de Minuit, coll « Paradoxe », 1998.
Bayard, Pierre. L’affaire du chien des Baskerville. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2008.
Bellaiche-Zacharie, Alain. « Kierkegaard et Pessoa: Pseudonymie et hétéronymie. » Revue des sciences philosophiques et théologiques vol 93 no 3 (2009) : 533-550.
Darmon, Jean-Charles (dir.). Figures de l’imposture. Entre philosophie, littérature et sciences. Paris : Éditions Desjonquères, 2013.
Eco, Umberto. « Quelques commentaires sur les personnages de fiction », SociologieS, Dossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, [En ligne] http://sociologies.revues.org/3141
Ernaux, Annie, «1er-Mai, alerte à l'imposture !», Le Monde, 28 avril 2012, [En ligne] http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/28/1er-mai-alerte-a-l-impost...
Iser, Wolfgang. L’acte de lecture. Bruxelles : Mardaga, coll. « philosophie et langage », 1995.
Jeandillou, Jean-François. Supercheries littéraires, la vie et l’œuvre des auteurs supposés. Genève : Droz, 2001 [1989].
Jeandillou, Jean-François. Esthétique de la mystification, tactique et stratégies littéraires. Paris : Minuit, coll. « Propositions », 1994.
Martens, David. « La franchise du pseudonyme : conditions d’exercice d’un indicateur de posture. » Neohelicon vol 40 no 1 (2013) : 71-83.
Pluvinet, Charline. L'auteur déplacé dans la fiction : configurations, dynamiques et enjeux des représentations fictionnelles de l'auteur dans la littérature contemporaine. (Thèse de doctorat). Rennes : Université de Rennes, 2009.
Tillard, Patrick. De Bartleby aux écrivains négatifs. Montréal : Le Quartanier, 2011.
Vila-Matas, Enrique et Jean Echenoz. De l’imposture en littérature. Saint-Nazaire : Meet, 2008.